mardi 11 septembre 2007

Les chemins du plaisir 1

Bad Card est fini. Les meilleures choses ont une fin. Heureusement, les pires aussi. Non que le fait de décortiquer cette semaine des Nouveaux chemins de la connaissance ressortisse du pensum, mais que j'avoue être, à l'instar de Pascal, lassé des esprits boiteux. Puisque cette semaine est consacrée à la pornographie, je me devais, impératif nietzschéen, d'être au rendez-vous. J'y serai, inch'Allah! Heureusement, lors de la première émission, Michela Marzano témoigne de vertus de pédagogie et de patience dont je suis, à ma grande honte, dépourvu. Cela lui permet de remporter haut la main sa conversation avec R. Enthoven, le commentateur dont on sent qu'en bon nihiliste qui se respecte (ou se méprise, subtile méprise), il cherche à opposer le Divin Marquis à Kant et au moralisme borné. Heureusement, les choses sont plus compliquées dans la réalité que sur une feuille de papier pliée en trois parties. On peut n'être ni kantien, ni sadien, et, par bonheur, réprouver le moralisme par amour de la morale. Ainsi que Pascal l'a divinement noté : "La vraie morale se moque de la morale."

Je retranscris le passage cité dans l'émission d'une confession érotique Ma reddition. Son auteur n'est autre que Toni Bentley, ancienne danseuse étoile du New York City Ballet. Par ailleurs, je joindrai dans une note ultérieure le compte-rendu éloquent que Libération fait du livre lors de sa parution. L'existence de Bentley explique fort bien son cheminement vers ses conceptions très sado-masochistes.

"Parfois ensuite il se retire et toque quelque temps à l'entrée. D'autres fois il glisse plus avant, plus au fond, lentement, très lentement, jusqu'à être enfoui au ras de mon cul, avec juste les testicules à l'extérieur. Quel que soit l'angle, je sens sa queue grossir en moi, devenir plus forte, plus dure, s'enfouir davantage, fourrager dans mes angoisses, ma petitesse, ma fierté, ma vanité. Tel un aspirateur domestique, il aspire mes mois inférieurs, il ôte mes péchés, un à un, tous sont absorbés. Dessous il découvre ma candeur, mon innocence, celle que j'étais à quatre ans avant d'être frappée par la main et de devenir enragée. C'est ce qu'il cherchait, c'est ce qu'il trouve, c'est ce qu'il me rend."

Ce qui me rend quant à moi dubitatif, c'est que ce texte soit cité comme antithèse à l'impératif kantien enjoignant de ne jamais traiter une personne (une fin) simplement comme un objet. Que dévoile Bentley? Son amour de la sodomie hétérosexuelle en tant que délivrance mystique et moyen d'accéder à Dieu. Je commencerai par constater que cette conception est très minoritaire dans les pratiques de couples hétérosexuelles. Allez savoir pourquoi, le fait d'obtenir du plaisir, et même l'orgasme grâce à la douleur et la domination, ressortit d'une minorité infime. Peu l'essaient; moins encore le répètent à l'envi. Sans doute les raisons d'un tel plaisir chez une personne comme Bentley ne sont nullement à condamner (con-damner), mais comprendre implique qu'on s'attache à la confession sincère dévoilée dans cet extrait. Bentley explique qu'elle est enragée, terrible maladie haineuse et fielleuse, et que cette maladie s'est trouvée contractée par la main, soit la violence de la punition physique. L'innocence est cet âge d'or situé avant la découvert de la punition physique et du châtiment corporel. La candeur s'obtient en soignant le mal par le mal, la violence par la violence. Dominer la violence et son existence insupportable, c'est se soumettre. La soumission est le seul moyen de dominer la violence. La verge est l'instrument métaphysique de ce châtiment qui prétend débarrasser la victime de la violence introjectée. Le plaisir n'est jamais que le fait de souffrir pour vaincre la violence. Heureusement, ce genre de raisonnement, admirablement confessée (con-fessée, Rousseau étant le maître des confessions) par Bentley, n'est pas l'apanage de la race humaine, sans quoi celle-ci aurait disparu de longue date. Car confondre le plaisir et la douleur, c'est foncer tête baissée vers l'échec et la destruction. C'est s'infliger le spectre fatal de la disparition. Le cercle vicieux est implacable : on ne domine pas la violence par la violence. On est tôt ou tard happé par la violence, hydre aux mille têtes. Dans le jeu de la violence, l'individu est toujours perdant, dominé comme dominateur. Tout au contraire augmente-t-on les doses pour finir par constater que ces efforts ont été vains et que la violence ressort comme le grand vainqueur incontesté du jeu de dupes. Ce que l'homme nomme violence n'est pas plaisir en ce que le plaisir suppose la différence et la création. La violence n'aboutit qu'à la répétition et à l'appauvrissement. Pourtant, Bentley explique son plaisir par le fait de rendre. Rendre, c'est l'amant idéalisé qui rend par l'intromission de sa verge dans l'anus la violence de la punition. L'échange ici est terrifiant dans son principe : son application rigoureuse et méthodique supposerait la destruction de l'individu humain comme terme de l'échange. Raison pour laquelle le polythéisme et ses formes primitives de vaudou substituent à cette destruction du désir par le désir une purification grâce à l'intervention du sorcier médiumnique. Le sorcier prend sur lui la destruction pour que la répétition cède le pas sur la différence et la création. Le progrès du monothéisme sur le polythéisme est de différer symboliquement la violence en la rachetant par la puissance divine. Plus besoin du cycle de la vengeance, Dieu prend sur lui la destruction et transforme le sorcier en homme d'amour, de paix et de prière (je ne discute pas du bien-fondé de ces thèses). Si l'homme souffre, il ne se détruit pas in fine, puisque Dieu souffre et se révèle incréé. La souffrance contient son dépasseement dans la création. Bonne nouvelle! On me permettra de noter en épilogue que la sodomie comme pratique sexuelle :
1) interdit la reproduction (c'est même une technique répandue dans les pays qui interdisent l'acte sexuel avant le mariage, comme moyen pragmatique de sauvegarder la virginité de l'hymen)
2) fragilise l'identité de ceux qui comme Bentley lui vouent un culte que j'appellerais quant à moi satanique.
3) indique dans son recours compulsif un problème identitaire d'ordre ontologique, l'individualité engoncée dans le même et incapable de reconnaître l'existence de l'autre.
4) revient chez des écrivains sincères comme Bentley à transmuter le bien en mal, le plaisir en douleur, la perversion (littéralement : sens dessus dessous) en vertu ignorée du vulgaire. La solution à l'imperfection constitutive du désir d'un point de vue humain en revient certainement pas à magnifier l'imperfection, à décréter que l'imperfection est perfection.
5) engendre plus la compassion de qui n'incline pas à partager pareille expérience que l'envie de connaître un poison travesti en soi-disant délice inconnu. Si un ami vous confie que tel livre de Balzac est génial et délivrera un plaisir incroyable, vous vous empresserez, si vous êtes féru de lecture, de goûter aux plaisirs du conseil. Par contre, la confession de Bentley incite plutôt à la prudence. Un plaisir qui se nomme destruction n'est pas seulement un mauvais délire, un terrible désir ou un fallacieux délice. Voilà qui ressemble à s'y méprendre à la séduction que le diable entreprend lors de ses multiples apparitions littéraires, je pense en particulier au Faust de Goethe et à la Peau de chagrin de Balzac. Dans les deux cas, on peut se risquer à énoncer que l'horrible destin des deux héros n'encourage pas à imiter leur exemple funeste.
6) Rien à redire sur ceux qui comme Bentley découvrent Dieu dans la sodomie. Comme dirait l'autre, Ses voies sont impénétrables. Que l'on pardonne mon ton sardonique et acerbe, mais la dernière fois que j'ai entendu quelqu'un expliquer qu'il avait rencontré Dieu, que Dieu l'avait sauvé et lui avait confié une mission salvatrice, c'était - Georges W. Bush.

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