mardi 28 août 2007

Esprit Sain

Dans l'émission du samedi 25 août 2007 Les aventures de l’athéisme , où Enthoven reçoit Comte-Sponville, Enthoven prouve à quel point savoir et jugement sont exercices séparés et font (trop) souvent mauvais ménage. Citant matérialistes et pessimistes, pour qui la religion est superstition et la croyance prouve que Dieu n'existe pas, Enthoven en appelle à l'athéisme comme à "l'art de regarder le monde sans le filtre du préjugé divin", "le monde en somme comme il a toujours été livré à lui-même". Il suffirait selon Enthoven pour retrouver le monde tel qu'il est de supprimer le filtre divin, aussi déformant que fallacieux et illusoire. Enthoven définit l'"athéisme plein" comme le refus premier de Dieu, qui implique que Dieu n'ait pas été assassiné, puisqu'il n'a jamais existé. J'aimerais commencer par exprimer, avec ma virulence coutumière, qui recèle plus la vérité du réel qu'elle ne cache le mensonge (malheureusement pour Enthoven et ses comparses), que les mauvais philosophes sont ces gens incapables de renouveler les problématiques de l'histoire de la pensée, certes; mais surtout inaptes à penser un tant soit peu sans convoquer l'histoire de la pensée, comme si l'on pouvait réfléchir par mémoire, savoir et mime en somme. Si nos pédants ridicules, avatars du philosophe raté, si bien raillé par Molière, mais aussi son ancêtre Aristophane, cessaient de s'emberlificoter le nez dans leurs arguties aussi complexes que creuses, leur vanité outrée, ils recourraient sans doute au silence pour s'épargner les dérives de l'erreur aussi manifeste. Enthoven connaît manifestement de fort près les pensées des grands philosophes du passé, mais leur usage ne lui permet nullement de mieux penser, tant s'en faut. Si c'était le cas, il n'énoncerait pas en introduction cette billevesée remarquable, digne de la mode contemporaine, selon laquelle Dieu n'a pu mourir que pour un croyant déçu. Pour ce faire, il faudrait que les premiers temps connus de l'humanité aient été dénués de religiosité et de divinité, ce qui n'est bien entendu pas le cas; ou que l'athée contemporain soit en mesure de faire abstraction de son passé, de sa culture, de son identité, geste qui n'est pas en sa possession, fût-il normalien et agrégé de philosophie, voire producteur et présentateur sur France-Culture... Le penseur imposteur s'imagine dépasser Nietzsche en corrigeant ses erreurs, alors qu'il sombre dans les pièges que Nietzsche, du fait de sa qualité, avait su prévenir et éviter. Si l'on se montre sérieux une seconde, l'hypothèse nietzschéenne seule est profonde : l'homme a bel et bien assassiné Dieu. Et l'hypothèse nihiliste, telle qu'Enthoven la relaie, en toute inconscience et bonne foi, en croyant penser contre l'époque alors qu'il pense avec elle, et dans le mille, en bon élève se rêvant rebelle subversif, cette hypothèse aimerait faire l'impasse, c'est le cas de le dire, sur Dieu pour mieux regarder le réel en face. Considérons l'hypothèse historique de Dieu comme un fait sur lequel revenir reviendrait au déni de réalité (c'est au nom de ce déni qu'Enthoven condamne Dieu comme déni, paradoxe qui ne manque pas de sel), ce fait n'implique nullement l'existence de Dieu, et même certaines considérations religieuses en rapport avec Dieu ressortissent, à mesure que leur expression libère leur naïveté, de la superstition. Considérons maintenant une autre hypothèse, nettement plus contestable, à laquelle j'adhère néanmoins : le monothéisme est agonisant, et c'est en quoi Dieu est mort, assassiné parce que sa vie mettait en danger l'homme. Ce qu'on appelle Dieu n'est jamais que le moyen d'entrer en contact avec l'énigme du monde, pour reprendre les termes d'Enthoven, et, pour ma part, je n'hésiterai nullement à parler de mystère du monde, terme qui me semble bien plus approprié qu'énigme pour caractériser le rapport de l'homme au monde. Poursuivons : Dieu est ce terme générique, et fourre-tout sans doute, qui renvoie à ce que l'homme ne parvient à expliquer. C'est pourquoi je désignerais volontiers le monde de l'homme comme ce que l'homme est en mesure d'expliquer, son environnement immédiat; tandis que le réel engloberait le mystère que l'homme ne peut expliquer. Comprend-on à présent que Dieu est le lien (religieux) entre le monde de l'homme et le réel - entre l'homme et le réel? Si bien que la proposition de libération nihiliste (supprimer Dieu pour mieux appréhender le réel) revient exactement à instaurer l'effet inverse : en ôtant Dieu de la médiation, on empêche l'homme de penser le réel, on le confronte à l'impensé, on abolit toute compréhension, même et surtout intuitive. Du point de vue humain, Dieu est une invention qui sert à mieux comprendre le réel. Il se pourrait que par les temps qui courent, Dieu soit un logiciel un peu dépassé, périmé, vieillot, et qu'il déchiffre mal ce pour quoi l'homme l'a créé. Si Dieu rame, il est urgent de remplacer le Dieu du monothéisme par d'autres médiations et non le supprimer et l'abolir purement et simplement. Imaginons un unijambiste se plaignant que sa prothèse fonctionne mal. "Eh bien, contente-toi de tes propres moyens", lui rétorquerait le médecin inconséquent, au lieu de lui proposer une nouvelle prothèse viable. C'est exactement ce que fait Enthoven (en tant que figure de l'impasse présente) et c'est pourquoi nous nous permettrons de citer Pascal en guise de parabole conclusive : "D'où vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boiteux nous irrite ? C'est à cause qu'un boiteux reconnaît que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons. Sans cela nous en aurions plus de pitié que de colère." On me pardonnera donc ma virulence (contre les représentants de l'époque), dont les claudications nihilistes et les subtilités taiseuses annoncent cependant que l'homme, cet animal doté d'impressionnantes ressources, saura trouver les armes pour surmonter sa crise de sens passagère sans s'arrêter aux aberrations présentes des panseurs gravement atteint par le mal de la vie.

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